Un simple carré de tissu à motifs reconnaissables entre mille porte en lui l’histoire d’un peuple et d’une lutte. Le keffieh palestinien, avec son tissage caractéristique noir et blanc, transcende aujourd’hui largement sa fonction première d’accessoire vestimentaire. Des manifestations pro-palestiniennes aux défilés de mode, des campus universitaires aux réseaux sociaux, ce bout de tissu s’est métamorphosé en véritable étendard politique mondialement reconnu. Comment un accessoire originellement conçu pour protéger les paysans du soleil a-t-il pu devenir l’un des symboles les plus puissants et controversés de notre époque? Nous vous invitons à découvrir l’histoire fascinante de cette transformation.
Aux origines du tissu emblématique moyen-oriental
Le keffieh trouve ses racines dans l’ancienne Mésopotamie, où il s’est développé comme solution pratique aux conditions climatiques rigoureuses. Initialement conçu en coton léger ou parfois en laine, ce carré de tissu servait de protection efficace contre les éléments hostiles du désert – le soleil brûlant, le vent et les tempêtes de sable – pour les populations rurales et nomades. Sa popularité s’explique par sa polyvalence remarquable et son adaptation parfaite aux conditions environnementales du Moyen-Orient.
Ce vêtement ancestral est présent dans diverses régions du monde arabe sous différentes appellations: keffieh au Levant, ghutrah dans les pays du Golfe, shemagh pour les populations bédouines, ou encore muzzar au Yémen et à Oman. Avant sa politisation, ce tissu représentait avant tout une solution vestimentaire ingénieuse, maintenue en place par un anneau de cordelette nommé “agal” (عِقَال, ʿiqāl), permettant d’ajuster le tissu selon les besoins de protection.
Un symbole de distinction sociale dans la Palestine traditionnelle
Dans la Palestine sous domination ottomane, le keffieh constituait bien plus qu’un simple accessoire vestimentaire. Il servait de marqueur social déterminant, distinguant clairement les classes rurales (fellahin) des populations urbaines qui arboraient fièrement le tarbouche, coiffe urbaine symbolisant l’éducation et la modernité. Cette distinction vestimentaire témoignait d’une stratification sociale profonde, où le port du keffieh identifiait immédiatement son porteur comme un “fils du sol”, un travailleur de la terre.
Les codes vestimentaires imposés durant l’Empire ottoman avaient pour effet d’homogénéiser les apparences, effaçant partiellement les identités ethnoreligieuses au profit d’une norme établie. Dans ce contexte, le keffieh s’est maintenu comme affirmation d’une identité rurale distincte, conservant ses particularités régionales et ses modes de port traditionnels, notamment avec l’agal qui maintenait le tissu en place tout en ajoutant une touche esthétique.
La transformation du foulard durant la Grande Révolte (1936-1939)
La Grande Révolte arabe de 1936-1939 marque un tournant décisif dans l’histoire symbolique du keffieh. Face à l’occupation britannique et aux tensions croissantes liées à l’immigration juive en Palestine mandataire, cette coiffe paysanne se métamorphose en emblème révolutionnaire. Les insurgés l’utilisaient initialement pour dissimuler leur visage et éviter d’être identifiés par les forces britanniques lors des actions de résistance.
Confrontés à une répression ciblée – les Britanniques arrêtant systématiquement les porteurs de keffieh dans les zones urbaines – les dirigeants de la révolte prirent une décision stratégique: le Haut Comité arabe demanda à l’ensemble de la population, y compris aux élites urbaines, d’abandonner le tarbouche pour adopter massivement le keffieh. Cette appropriation massive transcende alors la simple distinction sociale pour devenir un acte politique unificateur, incarnant le passage d’un nationalisme élitiste à un mouvement ancré dans l’identité paysanne. Ce geste symbolique fort permit non seulement de protéger les combattants qui pouvaient désormais se fondre dans la masse, mais consacra définitivement le keffieh comme symbole de l’unité et de l’identité palestinienne en formation.
Yasser Arafat et la mondialisation de l’écharpe palestinienne
C’est indéniablement Yasser Arafat qui a propulsé le keffieh sur la scène internationale à partir des années 1960. Fondateur du Fatah puis président de l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP), il a fait de ce tissu sa signature visuelle indissociable, au point qu’il était rarement vu sans lui. Sa façon unique de le porter – enroulé autour de sa tête via un agal traditionnel, mais avec un pan disposé exclusivement sur son épaule droite en forme triangulaire – était délibérément conçue pour évoquer la carte géographique de la Palestine historique.
Cette silhouette caractéristique est rapidement devenue iconique, reconnue mondialement et associée tant à l’homme qu’à la cause qu’il représentait. Arafat a transformé ce simple tissu en un outil diplomatique puissant, présent lors de ses discours historiques comme celui prononcé aux Nations Unies à Genève en 1988, où il appelait à une résolution pacifique du conflit israélo-arabe. Par sa présence médiatique constante avec son keffieh, y compris lors de rencontres avec des dirigeants mondiaux comme le pape Jean-Paul II ou le président français François Mitterrand, Arafat a contribué à faire de ce carré de tissu un symbole immédiatement identifiable de la cause palestinienne à l’échelle planétaire.
Les couleurs du keffieh et leurs significations politiques
Le keffieh se décline en plusieurs variantes chromatiques, chacune porteuse de significations symboliques profondes dans le contexte politique moyen-oriental. Chaque couleur raconte une histoire différente et peut véhiculer un message politique distinct.
Couleur | Signification symbolique | Contexte historique |
---|---|---|
Noir et blanc | Résistance nationale palestinienne traditionnelle | Associé au Fatah et à la lutte palestinienne depuis les années 1930 |
Rouge et blanc | Mouvement nationaliste jordanien puis certains mouvements islamistes | Popularisé durant la première Intifada comme symbole gauchiste |
Vert | Islam, nature, fertilité et croissance | Porté lors d’événements religieux et mariages |
Jaune | Espoir, optimisme et manifestations pacifiques | Utilisé dans les manifestations non-violentes |
Bleu | Région de Hébron, stabilité et sagesse | Association à la mer et au ciel dans la culture arabe |
Les combinaisons de couleurs traditionnelles comme le noir et blanc ont été utilisées comme symbole de résistance dès les années 1930-1940, alors que les Palestiniens luttaient contre l’occupation britannique. Au fil du temps, ces codes chromatiques sont devenus des moyens d’expression politique nuancés, permettant d’afficher subtilement des affiliations idéologiques spécifiques.
Les fedayins et l’iconographie de la résistance
À partir du milieu des années 1960, avec la revitalisation du mouvement révolutionnaire palestinien contre le projet colonial sioniste, le keffieh connaît une nouvelle phase de transformation symbolique. Les combattants palestiniens, connus sous le nom de fedayins (“ceux qui se sacrifient”), adoptent massivement le keffieh noir et blanc, non seulement comme protection physique mais comme affirmation identitaire forte. Son utilisation permettait aux combattants de camoufler leur visage lors des opérations, constituant ainsi une protection pratique contre l’identification par les forces israéliennes après 1967.
L’adoption du keffieh par des figures féminines emblématiques comme Leila Khaled en a fait un vêtement unisexe révolutionnaire, transcendant les codes genrés traditionnels. Cette militante du Front Populaire de Libération de la Palestine, connue pour son rôle dans plusieurs détournements d’avions à la fin des années 1960, a contribué à transformer le keffieh en symbole mondial de la lutte pour la liberté. Dans un contexte où le drapeau palestinien était interdit dans les territoires occupés, le keffieh est devenu une alternative visuelle puissante, un drapeau porté directement sur le corps, impossible à confisquer sans violence directe contre la personne.
La diffusion internationale et les appropriations culturelles
La diffusion internationale du keffieh s’est accélérée dès les années 1980, lorsque divers mouvements politiques occidentaux, particulièrement à gauche et dans les milieux anarchistes, ont commencé à l’adopter en signe de solidarité avec la cause palestinienne. Parallèlement, les forces armées occidentales l’ont intégré à leur équipement sous l’appellation “shemagh”, notamment lors des campagnes au Moyen-Orient, pour ses qualités pratiques de protection contre le soleil et la poussière – un héritage direct des troupes britanniques stationnées dans la région.
La fin des années 2000 marque un tournant controversé avec la transformation du keffieh en accessoire de mode tendance. Des créateurs renommés l’ont intégré à leurs collections, souvent dans des couleurs non traditionnelles (rose, bleu, vert), vidant partiellement l’objet de sa charge politique. Ce phénomène a soulevé d’importantes questions d’appropriation culturelle et de dilution symbolique. L’influence des célébrités, musiciens et acteurs, a contribué à sa popularisation mondiale, créant une tension permanente entre son statut d’icône politique et celui d’accessoire bohème-chic décontextualisé.
Le carré de coton au cœur des débats contemporains
Aujourd’hui, le keffieh se trouve au centre de vives controverses dans certains pays occidentaux. En France notamment, son port peut être perçu comme une provocation politique, conduisant parfois à des situations de répression troublantes. Des témoignages rapportent des cas d’arrestations, de fouilles au corps humiliantes et même de menaces d’expulsion pour des personnes portant simplement ce foulard dans l’espace public, au prétexte qu’il représenterait une “menace à l’ordre public” ou une forme d’intimidation envers la communauté juive.
Cette criminalisation contraste fortement avec les périodes de banalisation qu’a connues le keffieh. Malgré ces tentatives de neutralisation de son message politique, il continue d’incarner un puissant symbole d’identité et de résistance pour les Palestiniens et leurs soutiens. Depuis octobre 2023, le keffieh a connu un regain de visibilité dans les manifestations de solidarité internationale, réaffirmant sa place comme emblème incontournable d’une lutte qui perdure. Ce simple carré de tissu reste ainsi un témoin vivant des aspirations d’un peuple à la reconnaissance, à la dignité et à l’autodétermination, transcendant largement sa fonction vestimentaire originelle.
Ce voyage à travers l’histoire du keffieh palestinien nous montre comment un objet quotidien peut se transformer en puissant vecteur d’identité collective. D’accessoire pratique des fellahin à symbole mondial de résistance, le keffieh continue d’évoluer tout en conservant son essence. Son parcours illustre parfaitement comment les symboles culturels s’adaptent aux contextes politiques changeants tout en préservant leur force évocatrice. Qu’il soit porté comme affirmation politique consciente ou comme simple accessoire, le keffieh reste fondamentalement ancré dans une histoire complexe de lutte pour la reconnaissance et l’identité.